Pierre qui
mousse
Texte basé sur une histoire de
l'artiste Nelle Gevers.
Ça a commencé par un léger tintement. Une alarme subtile, inutile. Une douceur à son attention.
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Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi beau que lui. Ses cheveux gris étaient broussailleux, emmêlés et sales comme s’il s’était roulé par terre avec des chiens avant d’entrer. La couleur de sa peau était abîmée, brûlée par la sécheresse et craquelée par le froid. Il me rappelait mes troncs d’arbres avec leurs sillons propres à chacun. Je les différenciais ainsi : telles des écritures, des sillons comme des millions de phrases fondues dans leurs peaux…et je lisais sur l’intruseau une histoire singulière : celle d’un être qui avait toujours été heureux. Aucune autre créature ne m’avait donnée à voir si peu de souffrances. Il était l’anti-martyr, en quelque sorte, une vermine essentielle. Je voulais le garder pour moi, lui qui ne devait intégrer aucune collection.
J’avais des milliers de richesses en ma possession, mais rien ne rivalisait avec la sienne. Je ne suis pas une voleuse, je n’ai jamais contraint qui que ce soit à me céder sa vie. Au contraire, bien souvent, on cherche mon patronage ; on me le réclame sans que je puisse m’y opposer. Et lui, alors, que me voulait-il ?
Il avançait comme s’il avait reçu une invitation. Je ne pouvais pas le rejeter ; j’avais envie qu’il vienne de toute façon. Mais il y avait dans son assurance un affront tout incongru. Pour une personne en terre nouvelle, il était trop serein. Comment pouvait-il être aussi à l’aise ? N’avait-il jamais craint l’inconnu auparavant ? Ou était-ce précisément parce qu’il s’était si souvent perdu que sa peur s’était dissipée ?
Je l’appelai Pierre. Pierre, Pierre, pierre. Il en avait la beauté brute, de celle que la Nature a parfaite avant que les humains n’en défient la puissance pour la tailler en petits morceaux et la grimer en broches sur des plastrons gonflés d’insolence. Il en avait l’essence ; drue et d’un indicible réconfort.
Pour le duper, il allait falloir enchérir d’adresse. Il allait falloir susciter son désir, mais par quoi pouvais-je corrompre un homme aussi contenté que lui ? Existe-il seulement une chose si irrésistible que son enchantement lie toutes les frontières en une unique cicatrice, sur une seule peau, pour un seul corps ?
Pierre s’était accroupi pour ramasser une de mes feuilles. Il la porta au niveau de ses yeux pour l’exposer au soleil dont l’un des faisceaux tombait sur son visage. Il l’examina attentivement pendant quelques secondes, et l’engouffra dans sa bouche. Il fit la même chose sept fois : il se penchait sur le sol pour choisir une feuille, s’assurait qu’elle n’était ni trop sale ni trop trouée, puis la mangeait. Il semblait toujours jeter son dévolu sur les plus bruyantes, celles qui craqueraient entre ses dents. Je suis alors comment l’appeler. Je sus ce que je devais commettre pour l’attirer à moi.
Ça a commencé par un léger tintement : le vent bruissant entre mes branches. Les feuilles mortes s’envolèrent déjà : elles formèrent une écharpe lévitée à quelques mètres de Pierre. Il releva la tête. Sans que j’aie à déployer de rafales, il alla exactement où je le voulais. L’écharpe s’était dispersée sur le sol depuis longtemps, mais le son des feuilles violentées continua de le tirer à l’intérieur de moi. Le vent sifflait entre mes troncs, contre mes racines ; il n’y avait plus de refuge pour échapper à ma chanson. Je lui dédiai les plus beaux sons, les plus pures harmonies. Il courait par moment, trébuchait, inconscient qu’il n’y avait aucun poumon derrière ce souffle, aucun cœur à l’origine de son enchantement. Je n’ai pas besoin d’organes pour éveiller une telle fascination.
La lune apparut, aussi tranchante qu’une faucille de lumière. Les minces filets de sa vitalité frappaient mon sol de signaux futiles. Pierre était perdu. Il n’avait plus de moyen, et pire, plus d’envie de trouver son chemin. Il s’était assis sur un arbre déchu, dont la seule fonction ne pouvait qu’être de soutenir les corps des voyageurs secoués de sanglots. Il se laissa ensuite glisser et se recroquevilla par terre, sans honte. Il avait vraiment l’apparence d’un rocher gris et usé. Je le trouvai laid. Je voulus l’embellir, ou peut-être le faire disparaître. Ou les deux.
Sa barbe, si terne et si sèche, devint verte et vivante. La mousse se répandit d’abord sur son cou et son torse avant de recouvrir ses jambes. Il ne bougea pas pour autant ; il était statue. Seuls ses yeux, encore si lumineux et joyeux, vivaient quand sa bouche fut scellée. Ses joues gonflèrent, son nez s’aplatit, et alors que les derniers centimètres de sa peau disparaissaient, ses paupières tombèrent enfin.
Je n’aimai plus personne.